Lettre ouverte à mes semblables journalistes, par Gérard Weissan du journal SIKA’A

A l’annonce du décès de mon confrère et ami Dominique Aliziou, j’ai été saisi par la tristesse et la peur. Mais ce soir, je me sens de nouveau assez fort pour m’assoir à table et écrire ces quelques mots qui me tiennent tant à cœur.

Ces lignes, je les adresse uniquement à mes confrères et consœurs journalistes, même si je sais très bien qu’elles peuvent aller au-delà de ce cercle de privilégiés. Mais tant pis, ou tant mieux!

La mort de Dominique a suscité de nombreuses réactions. Quelques unes ont particulièrement retenu mon attention. Celle de Jean-Paul Agboh, ancien président du Conseil National des Patrons de Presse CONAPP, celle de l’actuel président du CONAPP Arimiyao Tchagnao, celle du confrère Fabrice Pétchézi et enfin celle du confrère Eugène Bamazé, directeur de Radio Carré Jeune.

Jean-Paul Agboh a merveilleusement décrit comment le défunt a été bien pris en charge, entouré de six professeurs, des médecins. C’est formidable ! Mais pouvait-il en être autrement ? Il me semble qu’il serait quand même étonnant qu’une nouvelle épidémie inconnue soit en train de s’installer dans notre pays et que le gratin du corps médical ne s’empresse pas d’aller voir un des premiers malades, d’ailleurs le tout premier mort. Les conditions dans lesquelles notre confrère a quitté ce monde n’ont donc pas été extraordinaires ou exceptionnellement bonnes.

Arimiyao Tchagnao a fait un long et brillant hommage pour le défunt sur Radio Carré Jeune. Connaissant bien l’humanité de mon ami Tchagnao, il ne fait pour moi aucun doute qu’il a été choqué par la disparition de Dominique. Mais dans cet hommage posthume, quelle est la part de passion et quelle est la part de vérité et d’objectivité ? Dire que Dominique Aliziou restera dans les mémoires comme ayant été un grand journaliste, est-ce vrai ? Je ne le crois personnellement pas. Il faut appeler un chat un chat et avouer que notre confrère avait souvent des propos provocateurs, fâchants et parfois même violents. Il était l’exemple de ce que nous les journalistes togolais, nous sommes souvent aujourd’hui, c’est-à-dire des gens pour qui aucun mot n’est trop gros ou trop blessant pour être dit.

Nous sommes tous des Dominique. Ce qui nous différencie parfois, c’est juste que nous sommes dans des camps différents. Nous sommes dans des camps différents, mais nous sommes tous des soldats positionnés dans des tranchées et nous tirons pour abattre. Au lieu d’être des bâtisseurs de la société, nous sommes de redoutables combattants, en guerre contre nos propres frères togolais ; et tous les coups sont permis. Trop incompétents ou trop cupides pour construire la nation, nous préférons participer à l’œuvre de division. Elle est plus facile!

Vous conviendrez avec moi que si un journaliste de TV5 Monde ou de France 24 ou de France 2 meurt, on ne trouvera pas sur les réseaux sociaux ces mots d’insultes, de dénigrements et de manque de respect que les gens ont envers Dominique. Un journaliste n’est pas un homme politique, et c’est pourquoi il ne saurait avoir des partisans et des détracteurs. Si Dominique en a, c’est qu’il était sorti de son cadre d’homme de média pour chasser sur le terrain politique.

Mon cher ami et président Tchagnao, tu as beau trouver des mots élogieux pour parler de feu Dominique, cela ne change rien à la réalité : il y a certes des gens qui l’aiment, mais il y a aussi beaucoup de gens qui le haïssent. Et ne me dis pas que la vie est ainsi faite, puisque tu sais très bien de quoi je parle dans le cas Aliziou.

Ce serait vraiment dommage si les remous et les propos scandaleux qu’a suscité la mort de cet homme ne nous poussent pas à poser clairement et sincèrement les bonnes questions sur le rôle que devrait être le nôtre dans la société.

Les Togolais sont analphabètes à un fort pourcentage. Mais analphabètes ne veut pas dire bêtes. Ils savent très bien qu’au lieu d’être des éclaireurs, des repères, des porteurs de lumière, nous journalistes, nous les mélangeons, nous leur mentons, nous les tournons en bourrique, nous manipulons la vérité pour servir des maîtres qui veulent conserver le pouvoir ou veulent arriver au pouvoir. Et cela les fâche. Ils pensent pour la plupart que nous faisons du gangstérisme, pas du journalisme. Rendre hommage à un journaliste togolais aujourd’hui, c’est presque un délit.

Mon cher confrère Tchagnao, tu l’as dit et c’est vrai : toutes les disputes s’arrêtent à la mort. Mais quel message sommes-nous en train d’envoyer à nos jeunes frères en formation dans les écoles de journalisme et ailleurs quand nous nous qualifions de «grands journalistes», alors que nous ne sommes trop souvent que des mercenaires armés de mensonges et de mots vénéneux qui rendent malades nos concitoyens ?

Non, je ne critique aucunement notre ami Dominique qui n’est ni meilleur, ni pire que nous. Il n’est que le reflet de la presse togolaise. Je nous critique, je me critique. Je m’en veux de participer à diviser ce pays auquel je dois tout. Je m’en veux de participer à transformer le Togo en barrique de poudre pour les générations à venir et peut-être même, avec un peu de malchance, en barrique de poudre pour moi-même.

Fabrice Pétchézi mon cher, tu m’as impressionné par le choix du texte d’Alfred de Vigny, La mort du loup. Ce poème m’a transporté à plusieurs années plus tôt, me rappelant mes profs de philo et de français au lycée de Tokoin. Kouévidjin, Katabali, Dogbo, madame Agbétiafan et d’autres. Merci. « Gémir, pleurer, prier est également lâche…Fais énergiquement ta longue et lourde tâche dans la voie où le sort a voulu t’appeler, puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler ».

Fabrice, je ne sais pas si tu donnes à cette poésie le même sens que je lui donne, mais j’ose te dire que ce n’est pas le sort qui nous a mis sur la voie où nous les journalistes, nous sommes. Nous travestissons la réalité, nous mystifions ceux qui n’ont pas la chance d’avoir les outils et les capacités d’analyse que notre métier nous donne. Est-ce cela, la voie où le sort nous a appelés? Non, c’est plutôt la voie où nous avons appelé le sort, un sort qui risque d’être funeste pour le pays si nous ne changeons pas. C’est une voie sans issue que nous avons délibérément choisie et nous pouvons en ressortir.

Eugène Bamazé, tu as posé la grande question: ‘‘Et nous, dans quelles conditions partirons-nous un jour?’’. Mon frère, peut-on dire que Dominique est parti dans des conditions particulières ? Non ! On souffre et on meurt ; ça a toujours été comme cela pour tous, même quand on parle parfois de mort douce. Nous sommes des vivants, et donc des mortels. Les conditions de notre départ, je pense que nous devrions nous en moquer et être plutôt très préoccupés par nos œuvres ici bas. C’est vrai que nous mourrons tous, mais si nous partons en sachant que nous avons œuvré à laisser en héritage à nos enfants un monde plus vivable, je crois que nous partirions en héros et non en salauds.

Cher confrère Eugène, si j’ai pris mon temps pour écrire, ce n’est pas parce que je m’ennuie dans le confinement. C’est que la mort de Dominique et surtout la réaction de nos concitoyens me bouleversent. Je ne me pose pas la question comme toi. Je ne me demande pas tellement comment je partirai, mais je me demande surtout: «Que diront les gens de moi quand je serai parti ? En tant que journaliste, quelle influence ont et auront mes actes sur mes enfants qui sont aussi tes enfants et sur tes enfants qui sont aussi mes enfants, tous fils d’un même Togo, notre patrie ? S’il se fait qu’il y ait un compte à rendre à Dieu pour notre passage sur terre, serai-je admis parmi ceux qui ont ajouté à l’humanité ?».

Si la crise du coronavirus et le décès de notre confrère et ami ne changent rien au rôle que nous jouons dans notre cher pays, ce serait vraiment dommage!

Je me rappelle, il y a plusieurs années. Ma très vieille Nissan Primeira était tombée en panne, après une émission où Eric Gato nous a reçus, Dominique et moi, sur Radio Fréquence 1.

Malgré qu’on se fût ce jour-là proprement mangé le nez au cours du débat, je revois Dominique en train de pousser ma bagnole et essayer de m’aider à la réparer, à plus de 30 degrés sous le soleil. Sacré Aliziou !

En priant que nous survivions tous au Covid19, je nous souhaite une bonne santé. Que la providence divine éloigne de nous les pots-de-vin, les bakchichs et tous les sacs de riz de 50kg. Qu’elle nous apporte beaucoup d’amour pour la patrie et nos concitoyens.

Confraternellement,

Fait à Lomé, le 6 avril 2020.